mercredi 2 mai 2007

Enfants sorciers : quand le « réveil » devient cauchemar

Enfants sorciers : quand le « réveil » devient cauchemar
mercredi 11 avril 2007 Muriel Devey ( AEM )

Ils sont une douzaine d’enfants à attendre debout, serrés les uns contre les autres, le crâne rasé, écoutant un chœur de jeunes gens chantant les louanges de Jésus. Devant eux, quelque deux cents personnes assises, hommes, femmes et enfants, soigneusement séparés. Brusquement, la musique s’arrête. Tous les regards se tournent alors vers un petit homme rond, qui vient d’entrer et se dirige, d’un pas vif, vers un autel juché sur une estrade. Alléluia, crie la salle, en signe de bienvenue. A peine installé, le nouvel arrivant, alias « prophète » Menda, apostrophe un des 12 bambins, à peine âgé de 10 ans . « Comment t’appelles-tu ? » hurle-t-il. « Christelle », répond l’enfant, d’une voix tremblante. « Qui t’a donné la sorcellerie ? », poursuit le maître des lieux. « Ma grande sœur ». « Comment te déplaçais-tu pendant la nuit ? ». « J’utilisais une tige pour voler ». « Combien de personnes as-tu bouffé ? ». La salle retient son souffle. « Trois personnes », murmure la gamine. « Quel morceau de chair humaine préférais-tu ? ». La réponse de l’enfant se perd dans un brouhaha de protestations et de rires nerveux.


Nous sommes à « Bandal », une commune de Kinshasa, dans les locaux de l’une de ces innombrables Eglises dites de réveil qui pullulent dans la capitale congolaise. En ce dimanche matin, outre le culte habituel, les fidèles assistent à une cérémonie de « témoignage ». Objectif : faire avouer à la douzaine d’enfants présents leur prétendue sorcellerie. Ainsi, pendant une petite heure, les gamins confesseront, tour à tour, leurs « méfaits », avant d’aller s’asseoir au fond de l’Eglise, une sorte de hangar, recouvert de tôles ondulées et de bâches et meublé de chaises et de bancs.

A Kinshasa, cette cérémonie n’a rien d’exceptionnel. Toutes les Eglises de réveil pratiquent ces rituels qui ont pour but de « désenvoûter » les enfants dits sorciers, rendus responsables de tous les maux que connaissent les familles : décès, maladies, chômage, pauvreté, stérilité, célibat prolongé d’une femme, pannes de voiture et autres, présence de cancrelats dans les maisons… Et l’on en passe.

Dès qu’un enfant est suspecté de sorcellerie, la réaction des parents et des voisins est plutôt violente. « Quand on a soupçonné que notre fils était sorcier, on l’a tapé. Son père voulait le tuer. Il l’a jeté violemment par terre », déclare la maman de Ken, adepte d’une Eglise de réveil. Réprimandes, injures, humiliations, moqueries, privations de repas, brûlures et autres violences physiques pouvant conduire à la mort, comme le supplice du collier, qui consiste à placer un pneu enflammé autour de la poitrine de l’enfant… la gamme des sévices est étendue. Parfois, le gamin est jeté dehors, quand il ne choisit pas spontanément d’aller dans la rue, pour échapper aux cruautés dont il est l’objet.

Parfois, la sorcellerie est « révélée » au pasteur par le Saint Esprit. Parfois, c’est l’enfant qui se dévoile lui-même

Seuls les pasteurs et autres prophètes, évangélistes ou apôtres sont habilités à confirmer la sorcellerie. Les méthodes de dépistage sont diverses. Ou bien, le pasteur, consulté par les parents, atteste la sorcellerie déjà « décelée » par la famille. Ou bien, d’après des signes que lui seul serait capable de déchiffrer, il détecte le mal chez un gamin qu’il amène à se confesser. Parfois, la sorcellerie est « révélée » au pasteur par le Saint Esprit. Parfois, c’est l’enfant qui se dévoile lui-même. Sous la pression de l’entourage bien entendu.

Le choix des enfants suspectés de détenir des pouvoirs maléfiques ne relève pas du hasard. Généralement, ces enfants présentent des signes physiques ou des comportements particuliers. « Les plus exposés aux accusations sont souvent chétifs, atteints de mycoses, de plaies corporelles, ou de maladies inguérissables, qui font pipi lit, se réveillent fréquemment la nuit, dorment ou mangent anormalement. Ce sont également les enfants qui font preuve d’indiscipline et de rébellion, sont impolis ou ont tendance à chaparder. Les enfants surdoués et trop sages, ou, à l’inverse, les débiles mentaux constituent également une cible », explique Zéphirin Muyika, assistant social, spécialiste des questions d’enfants dits sorciers.

Pas question de maintenir un enfant dans la sorcellerie, au risque de voir s’accumuler les malheurs. Ce sont les pasteurs qui se chargent de la « guérison » et organisent l’exorcisme. Une fois le diagnostic établi, la première étape consiste à faire passer l’enfant aux aveux, au cours d’une séance publique. Tous les moyens sont bons pour contraindre le bambin à avouer. « Ma tante m’a dit que si je niais la sorcellerie, elle me crucifierait sur la croix comme Jésus-Christ », déclare Merveille, une adorable fillette de 10 ans, qui a été recueillie par le centre « Marie la Berceuse », établi dans la commune de Kinshasa, alors qu’elle errait dans la rue depuis une bonne année. Harcelés, battus, les enfants incriminés comprennent très vite qu’ils doivent reconnaître les prétendus faits. « Je ne sais pas si je suis sorcière. Ca m’est tombé dessus. On m’a forcé à montrer les objets de la sorcellerie. Pour éviter les problèmes, j’ai pris une tige d’allumette et une plume, et j’ai dit que c’était l’avion du voyage. Ce n’était pas vrai, mais j’ai fait cela pour me débarrasser des questions de ma tante », précise Rosmine, une autre fillette de dix ans, qui s’était réfugiée dans la rue.

« ... Quand j’étais dans la sorcellerie, j’avais une femme et deux enfants. J’étais très riche, j’avais une voiture et une maison pendant la nuit »

Imposée ou assumée, la confession d’un envoûtement suit toujours la même trame narrative. L’enfant reçoit de la nourriture ou un objet d’un proche ou d’un inconnu, toujours un adulte et le plus souvent une femme. L’ingestion des aliments provoque l’envoûtement. Pendant la nuit, le sorcier ou la sorcière, qui a donné la nourriture, vient rendre visite à l’enfant. Il l’emmène, par les airs, dans le 2ème monde, c’est-à-dire le monde invisible, où règnent les sorciers et où l’on festoie. L’enfant y consommera de la viande humaine. Son initiateur lui demandera alors le sacrifice d’un proche pour rembourser le don initial qui a provoqué l’ensorcellement. « C’est ma grand-mère qui m’a contaminé, en me donnant à manger des bananes plantains. La nuit, elle est venue me chercher. On est allé à une fête et on a bu. Puis ma grand-mère m’a dit qu’il fallait donner quelqu’un pour pouvoir manger comme cela. J’ai donc tué ma mère. Quand j’étais dans la sorcellerie, j’avais une femme et deux enfants. J’étais très riche, j’avais une voiture et une maison pendant la nuit », confie Olivier, un adolescent de 17 ans, aujourd’hui « délivré ». Quant à Ken, 9 ans, c’est sa tante qui l’aurait ensorcelé : « Pour rembourser, j’ai tué ma cousine. Elle était malade. Nous étions dans un taxi. J’ai fait des incantations puis je l’ai frappée avec un marteau. Elle a saigné et elle est morte », rapporte le gamin, en tortillant son nœud papillon.

Le « forfait » avoué, la « cure d’âmes » peut alors commencer. Durant minimum 3 jours et souvent bien plus, l’enfant, confié à l’Eglise, est soumis à une série de rites de « purification » dispensés par une flopée d’intercesseuses, sous la conduite des pasteurs. On lui rase les cheveux, considérés comme des « antennes » qui le relient au sorcier et on lui coupe les ongles. On l’enduit d’huile, on lui lave les yeux et les oreilles avec une décoction de plante. Une manière de le « laver » spirituellement, en l’empêchant de voir et d’entendre le sorcier et d’entrer en contact avec lui. Parfois, on passe certaines parties de son corps au feu. Enfants, intercesseurs et parents sont appelés à prier et à jeûner pour favoriser la délivrance de l’envoûté.

Quand le gosse est censé être prêt, une cérémonie publique de « délivrance » est organisée. L’enfant, placé à l’intérieur d’un cercle, est invité à s’agenouiller. Le pasteur impose ses mains sur lui. On agite un mouchoir au-dessus de sa tête, histoire de chasser les mauvais esprits. Le tout accompagné de prières, de chants et de lectures de versets de la Bible. Tour à tour, Jésus Christ et le Saint Esprit sont invoqués. La séance se termine par une prière de bénédiction. L’enfant restera à l’Eglise jusqu’à ce que toutes traces de sorcellerie aient totalement disparu, confirmant la guérison. Il pourra alors regagner le domicile familial.

Le phénomène des enfants sorciers en interpelle plus d’un. Non pas tant à cause de la sorcellerie, qui est un fait culturel ancré dans l’imaginaire et les pratiques du pays, comme le souligne « l’apôtre » Beni, en charge d’une importante Eglise de réveil, qui compte une soixantaine de paroisses en RDC, dont 6 à Kinshasa, et une à Luanda (Angola) : « Nos coutumes et nos mœurs sont liées à la sorcellerie et aux fétiches. Chaque village, chaque clan a ses fétiches qui ont pour fonction de garder et de protéger leurs membres. Mais cette sorcellerie-là n’est pas faite pour tuer ». Traditionnellement, en effet, un sorcier est une personne qui a le pouvoir d’influer sur les autres en mal, mais aussi en bien. En langue kikongo, le ndoki (sorcier) n’est pas que négatif. Il peut être bon et donc estimé. « Le bon sorcier prodigue des conseils et fait la médiation à l’occasion de conflits. Il redonne du courage et de l’optimisme aux habitants du village et garantit leur santé physique, morale et spirituelle. Bref, il assure l’harmonie du clan », explique Muyika.

Un moyen d’éliminer des bouches de nourrir.

Ce qui surprend, c’est l’ampleur et les formes que la sorcellerie a prises en milieu urbain, notamment le fait qu’elle s’attaque aux enfants, une chose impensable dans la société traditionnelle, et qu’elle a perdu sa fonction « régulatrice » au profit de pratiques uniquement macabres. Son émergence et son développement s’expliquent par le bouleversement des habitudes familiales, la misère, la guerre et le Sida, qui ont multiplié le nombre de décès et d’orphelins. Autant de choses que la solidarité africaine n’arrive plus à réguler. Devant tant de difficultés, il faut trouver des boucs émissaires. D’où l’entrée en scène des enfants. « Avant 1990, à Kinshasa, seules les vieilles personnes étaient parfois qualifiées de sorcières, surtout lorsqu’elles n’étaient plus rentables. Les petits qu’on accuse actuellement de sorciers sont dans la même situation : ils deviennent encombrants et inutiles pour des parents qui ne peuvent plus les nourrir et démissionnent de leurs responsabilités. Ce sont les enfants de familles très pauvres qui sont souvent assimilés à des sorciers », précise Muyika. Des enquêtes ont mis en évidence que la majorité de ces enfants sont orphelins de père, de mère ou des deux. Ils ne vivent donc plus avec leurs parents biologiques. Ou bien ils sont le fruit d’unions « illégales ». Prises d’un soudain accès de moralité, sous la pression des pasteurs qui condamnent l’adultère, le parent remarié, encouragé par le nouveau conjoint ou la marâtre, n’a de cesse de se débarrasser de rejetons qui témoignent de leurs turpides passées. Un moyen aussi d’éliminer des bouches de nourrir.

Pour cet autre pasteur, le phénomène n’est pas nouveau. « Auparavant, dans les églises traditionnelles, catholiques et protestantes, on ne pouvait pas faire étalage de la sorcellerie. Or les sorciers qui apportent la sorcellerie aux enfants priaient déjà dans ces églises. Le phénomène des enfants-sorciers est apparu vers les années 70, avec les groupes de prière. Puis il est devenu important avec l’approfondissement de la pauvreté et l’essor des églises de réveil. On a constaté alors qu’il y avait des gens possédés, aussi bien parmi les adultes que parmi les enfants ». Ainsi, les Eglises de réveil n’auraient fait que révéler au grand jour un phénomène existant mais tenu caché. Et comment ? « C’est grâce à la parole de Dieu, à nos modes de prédication, à la vie de prières et aux jeûnes qui nous caractérisent, que les gens ont commencé à dire ce qu’ils avaient sur le coeur. Notre mode de fonctionnement a changé les comportements. Nous ne forçons pas nos fidèles à avouer. Un bon pasteur ne peut obliger quelqu’un à se confesser, à lui faire dire qu’il est ensorcelant. C’est poussées par la parole de Dieu que ces personnes confessent leur sorcellerie », martèle ce pasteur.

Une belle manne à exploiter.

Force est de reconnaître que ces pasteurs, pourtant prompts à brandir la bible, n’ont jamais mis en doute l’existence de la sorcellerie, ni dénoncé ces pratiques, entretenant ainsi la peur de l’autre plutôt que l’amour du prochain. Ce sont eux qui ont étendu le phénomène aux enfants, qui forment le gros de la population. Une belle manne à exploiter. Car les consultations, les cérémonies, les séances de prières et autres rituels destinés à délivrer les gamins ne sont pas gratuits. Loin s’en faut. A tout instant, les fidèles doivent passer à la caisse. On paie le pasteur sous forme d’un sac de ciment pour financer la construction de l’Eglise, de services, de dons et d’argent. Encouragés par leur guide, tous raclent leurs fonds de tiroirs pour en extraire les derniers francs congolais qui leur restent. Personne ne rechigne. Et pour cause. Cette « semence » est censée leur rapporter gros.

Les traumatismes subis par les enfants dits sorciers sont énormes. « Ces gosses souffrent atrocement. Ceux qui sont dans la rue ne vont plus à l’école et ils errent ça et là, à la recherche de leur nourriture. Désorientés, sans repères, ils ont de grandes difficultés à construire leur vie. Leur horizon est bouché et leur avenir condamné à la médiocrité », souligne Muyika. Les rares centres qui prennent en charge ces enfants, notamment ceux qui ont échoué dans la rue, n’ont pas la tâche facile. Il faut d’abord aider les enfants à extérioriser les drames qu’ils ont vécus et les souffrances qu’ils ont ressenties. Cela peut prendre des semaines, voire des mois. Puis convaincre les familles de reprendre leur progéniture et les bambins de retourner chez eux. Des deux côtés, les résistances sont fortes. Pour preuve. Merveille est catégorique. Elle ne retournera jamais vivre chez sa tante. Que faire ? Donner aux gamins les moyens de s’autonomiser par une formation professionnelle. S’ils peuvent exercer une activité, ils ne seront plus dépendants des parents et pourront même apporter un peu d’argent à la maison. Ils seront donc mieux accueillis. Mais le soupçon pèsera toujours sur eux et à la moindre difficulté, ils seront les premiers suspectés.

Devant la prolifération des églises de réveil, que font les pouvoirs publics ? Peu de choses. Pourtant il y a urgence à intervenir, car en lieu et place de « réveil », c’est plutôt à un cauchemar qu’on assiste. Muriel Devey ( AEM )

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